1. Un «Univers de sons »
Le dauphin étonne et fascine par sa remarquable intelligence. Et ce langage qu’ils possèdent, si complexe et sophistiqué, est-il un véritable langage, aussi perfectionné et utile que l’est le langage humain ? Les sons qu’émettent les dauphins sont –ils de simples « signaux de communication » ou bien les dauphins « parlent-t-ils » véritablement ? Depuis longtemps, des hommes se sont penchés sur cette question, réalisant que « les sons émis par les cétacés ne sont comparables à aucuns des cris des autres animaux. » ( J.Y. Cousteau) Peut-on affirmer que les dauphins sont doués d’un langage ? S'agit-il d'un parler d'images holophoniques, directement copiées des formes du monde réel et transcrites en fronts d'ondes (théorie de Jim Nollman) ou bien d'un véritable langage tel que nous l'entendons, doté de vocabulaire et de syntaxe (théorie des chercheurs russes) ?
A 1. La fonction du langage
Pourquoi les dauphins auraient-ils eu besoin d’un outil aussi complexe que le langage ? Quelle est chez eux sa fonction ?
- Chez l’homme, selon le paléontologue Richard Leakey (in « L'Origine de l'Humanité » Hachette, Paris, 2000) , « on peut supposer que le langage ne fit pas son apparition d'un seul coup. Aussi devons-nous nous demander quels bénéfices purent tirer nos ancêtres d'un langage moins développé que celui que nous connaissons.
La réponse la plus évidente est que le langage représentait un moyen de communication efficace. Cette capacité de communiquer aurait été certainement utile à nos ancêtres lorsqu'ils adoptèrent un mode de subsistance fondé sur la pratique d'une chasse rudimentaire et de la cueillette. Leur mode de vie devenant plus complexe, la coordination sociale et économique serait devenue pour eux une nécessité. Dans ces circonstances, ils auraient eu besoin d'un moyen de communication efficace. La sélection naturelle aurait donc régulièrement augmenté leur capacité de communiquer par le langage ».
- Or, on peut donner le même argument pour les dauphins. Seuls de tous les mammifères, à l'exception de l'homme, ils ont développé un système phonatoire sophistiqué, les sacs nasaux logés sous l'évent, qui permet des nuances vocales supérieures en nombre aux cinquante phonèmes produit par l’homme. Par ailleurs, le développement du langage a entraîné, comme chez l'homme, un développement important du cerveau. C’est pourquoi Harry Jerison accorde au langage un rôle moteur dans la croissance du cerveau et rejette l'idée selon laquelle les capacités de manipulation auraient pu être à l'origine du développement de l'encéphale.
"Cette explication me semble impossible, en particulier parce qu'il est possible de fabriquer des outils avec très peu de matière cérébrale" a-t-il déclaré, "alors que la production d'un discours simple, utile, elle, exige une quantité substantielle de matière cérébrale".
L'examen neurologique nous confirme en effet que si le cerveau de certains cétacés est devenu énorme, ce n'est pas au niveau des fonctions motrices mais bien à celui des « zones silencieuses associatives », typiquement dévolues à la pensée abstrait et au maniement du langage.
Pourquoi un outil aussi complexe s’est -il développé chez ces mammifères ? Comme l'homme, le dauphin vit dans une société de chasseurs-cueilleurs, à la fois fondée sur l'exploitation d'un gibier de taille moyenne (mulets, harengs, pieuvres, calmars) et sur les ressources des fonds marins (invertébrés, mollusques, petits poissons plats et autres fruits de mer cachés sous le sable.)
Leurs opérations de chasse exigent, elles aussi, une parfaite coordination à longue distance, de la même manière que nos ancêtres humains ont du affiner les interpellations qu'ils se lançaient d'une colline à l'autre, afin de réduire les erreurs d'interprétation.
On s'explique mieux dès lors le développement du langage chez le dauphin Tursiops ou chez l'orque : au fil des millénaires, la sélection naturelle a favorisé, chez eux aussi, la production de sons de plus en plus complexes, tandis que se modifiait en conséquence leurs organes phonatoires. La complexité du monde marin, la multitude des défis qu'il impose à ceux qui vivent en son sein et la richesse de l'appareil cognitif des cétacés expliquent certainement la présence de ce « langage ».
Mais il est impossible de trouver dans nos langues humaines le moindre équivalent de ces structures linguistiques. Trop de paramètres sensoriels et environnementaux divergent pour rendre pertinentes de telles comparaisons. Selon H. Jerison, par exemple, la notion même d'un "Je" central - autrement dit d'un sujet du discours - n'existe pas chez les dauphins.
Jim Nollman, quant à lui, rappelle par ailleurs, dans l'un de ses courriers daté de mars 98 que si les cachalots - dont le cerveau est cinq fois plus volumineux que le nôtre - ont bien cinq fois notre intelligence, alors il nous est tout simplement impossible de jamais les comprendre. "Le théorème de Gödell, précise Jim Nollman, stipule qu'un traiteur de données (processor) ne peut jamais prendre en compte les capacités d'un autre traiteur de données plus important que lui ". Autrement dit, il est (peut-être) impossible pour un humain adulte de suivre le fonctionnement ultrarapide de la pensée delphinienne.
Quant au contenu même de cette langue, aux informations qu'elle véhicule, il est bien évident que nous ne disposons jusqu'à présent d'aucune information fiable ou qui ne soit le fruit de notre imagination.
On ne peut que s'interroger sur les messages transmis par ces dialogues entre dauphins.
Comment fait-on pour retrouver son chemin en pleine mer et sous l'eau ? Comment pose-t-on des repères dans un monde fluide ? Comment indique-t-on à quelqu'un où se trouve quelque chose, quand tout bouge sans cesse, qu'il n'y a pas de murs, d'espaces clos, et que l'on se déplace dans les trois dimensions ?
Le linguiste E.Sapir a démontré comment l'environnement physique et relationnel influait puissamment sur l'élaboration des langues parlées.
Il écrit notamment à propos des Indiens Païute méridionaux de l'Arizona :
"Les habitants de ce plateau désertique usent d'un vocabulaire particulièrement riche en indicateurs topographiques, dans une proportion telle que certains mots paraissent parfois trop précis que pour avoir une valeur pratique : ligne de séparation des eaux, corniche, bas- fond sablonneux, vallée semi-circulaire, vallée circulaire ou creux, petit terrain, plat entouré de crêtes montagneuses, vallée large entourée de montagnes, plain, désert, bute, plateau, gorge sans eau, gorge avec eau, torrent, sillon creusé par la pluie, flanc de montagne l'ombre, pays ondulé avec des collines basses, etc.
Il est en effet indispensable aux habitants de cette région semi-aride et inhospitalière de posséder des références topographiques très précises, pour localiser par exemple la présence d'une source-étape lors d'un voyage".
Le vocabulaire est donc le reflet fidèle de la complexité culturelle qui l'engendre.
Mais attention : si nos langues modernes sont indubitablement riches en termes techniques les plus variées, en revanche, leur complexité est paradoxalement bien moindre que celle des peuples dits "premiers", que peu de linguistes parviennent à dominer, tant elles sont difficiles.
B. La logique de la langue
On ne peut nier en étudiant de plus près le langage des dauphins qu’il est remarquablement développé : le dauphin semblerait parfaitement capable d’exprimer des phrases, des messages complexes, grâce à une langue dont la logique diffère cependant de la langue humaine. En effet, on a pu constater chez des dauphins captifs dont on étudiait le « langage », la capacité à user de grammaires inversées ou leurs tendances à privilégier le contexte circonstanciel (en quel lieu, à quel moment) au détriment du sujet (qui) et même du verbe d'action.
Deux caractéristiques de la syntaxe du « langage » delphinien apparaissent néanmoins dès les premières écoutes : celles de réitérance (circularité) et celle d'inclusion (enchâssement).
En effet, lorsque le dauphin éclaire de son sonar un objet pour en saisir l'image, celle-ci est ultra-brève, juste un flash de "lumière sonore" qui dessine en un quart de seconde les contours de la cible.
Il s'agit donc de maintenir stable dans le champ mental cette réalité de type stroboscopique, ce qui n'est pas évident.
A cette fin, le cétacé va répéter et répéter encore le signal sur des modes qui varient d'un instant à l'autre, en fonction des mouvements de la cible ou de la difficulté à la circonscrire tout entière.
Le regard humain, quant à lui, "balaie" le paysage d'un mouvement presque continu.
Sa vision périphérique lui assure en outre une permanence du décor dont le dauphin ne dispose pas lorsqu'il se fie à sa seule "oreille". Dès alors que l'homme exprime une notion (exemple : le sujet de la phrase), celle-ci persiste alors même que sa vocalisation s'est éteinte depuis longtemps. La mémoire de l'auditeur garde en mémoire chaque élément de la phrase et les relie dans son esprit pour en tirer le sens global.
Chez les dauphins, le fait d'émettre des crépitements en "loops" assortis de sons purs a pour fonction de préciser l'image délivrée au départ, de la rendre plus concrète par ajouts de détails partiellement identiques.
Ainsi, l'image d’un « poisson » sera répétée à de nombreuses reprises, afin de bien définir sa taille, son poids, son espèce et même le contenu de son estomac ou son état mental.
Des éléments anecdotiques relatifs à son comportement, aux circonstances de la rencontre seront ajoutés au fur et à mesure de la répétition du message.
En outre, les recherches actuelles révèlent des nuances dans l'émission de ces signatures, inaccessibles aux premiers enregistrements, et montrent notamment que cette signature peut porter des "images"... Le langage du dauphin est en outre incroyablement précis et même porteur de symbole, ou de concept.
Supposons que le dauphin veuille exprimer le concept de poisson, en tant que "nourriture" ou "acte de se nourrir" ou comme un adjectif équivalent de "comestible". Il enverra alors à son compagnon non pas l'écho scrupuleusement complet du poisson A mais bien une sorte d'esquisse plus rapide, convenue, presque déjà symbolisée.

Le dauphin aimerait ajouter une nuance. Ce n'est pas un poisson qu'il a vu tout à l'heure, mais toute une multitude, et son excitation est grande de le faire savoir. Les échogrammes sont produits très vite en très grands nombres. Cette pluie d'images identiques devient donc, tout naturellement, le synonyme de "multitude", "banc de poissons" mais aussi du verbe "se multiplier" ou de l'adverbe "beaucoup". Il y a amplification symbolique par répétition.

On note également dans le langage du dauphin l’existence de « complexes logiques ». Le dauphin parle à une femelle : il lui suggère une parade amoureuse et lui assure que de tous les mâles, il est le plus fertile. L'écho rapidement esquissé d'un embryon de dauphin couvert en filigrane par celui de "multitude"donne le complexe logique attendu : fertilité, descendance, vieillesse heureuse….

La femelle lui répond qu'elle lui préfère un autre mâle, plus mûr. Afin de se faire bien comprendre, elle associera le nom de ce vieux dauphin avec une suite de "symboles mutuellement interprétatifs". L'image d'un aileron isolé de son contexte et marqué de cicatrices signifie beaucoup de choses dans la culture dauphin. Un adulte ainsi marqué a beaucoup voyagé, il a survécu à de nombreux dangers, il est fier, vigoureux, relativement âgé...Prise dans son large ensemble, cette icône acoustique vaut donc pour les notions voisines de "courage", "bravoure", "longs voyages" ou pour les déterminatifs associés (ancien, vieux, courageux). Si l'accent est mis sur la blessure elle-même, que l'écho renvoyée détaillera davantage, alors la nuance obtenue sera celle de "douleur", "combat", "agression", "danger", etc.

Combinés avec les grilles de clicks, des sons purs sifflés n'ont cessé d'être émis durant toute cette conversation. Certains auteurs supposent que leur fonction est celle d'opérateurs modaux.
Selon Julia Kristeva - et les théories de Ken Levasseur - ils seraient des "symboles de symboles", esquissant les contours d'échogrammes oubliés, à la manière des "mots vides" de la langue chinoise. Les sifflements n'exprimeraient plus dès lors que des concepts purs, des notions abstraites privées de tout équivalent concret, des adjectifs qualificatifs (d'où les noms propres), des verbes ou bien encore des adverbes de lieu (ici, plus loin, là-bas) de temps (hier, aujourd'hui, demain) ou de causalité (pourquoi, parce que, à cause, etc.)
Associé à l'image rapide d'un encéphale en transparence - équivalent au mot "esprit" - un sifflement particulier peut exprimer l'association, la dualité. Le groupe vocal signifie donc "amour".

Toutes ces opérations mentales sont parfaitement accessibles au dauphin. Il est capable de prouesses sémantiques inouïes et il est certain qu’il domine parfaitement l'identification vocale des objets et des gens. Le rôle du sifflement dans le contexte de l'holophonie demeure cependant mal compris. Il ne faut cependant pas oublier l'existence de tous ces sons annexes, ces braiments, miaulements et autres grondements syncopés. Mais il apparaît que le dauphin imite les sons à la manière du perroquet et qu'il accompagne peut-être en liberté ses discours de bruits de moteurs, cris de mouettes ou autres aboiements de chien, comme il peut le faire en captivité.
Les récentes recherches (2003) de Mark Fischer sur les « ondelettes », semble conforter la théorie d'un vocabulaire holophonique.
Tous ces éléments tendent à prouver que le dauphin est effectivement doué d’un langage perfectionné. Mais on ignore encore si ce langage se limite à un vocabulaire holophonique ou si le dauphin possède véritablement un vocabulaire, une syntaxe, capable d’articuler entre eux des sons qui indépendants, n’auraient pas forcément de sens, mais associés, forment des chaînes, des phrases avec un sens, tel le langage humain…
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